Selon l’expert Boubacar Salif Traoré, le Mali a besoin d’un véritable consensus politique comme lors de l’adoption de la Charte de Kurukanfuga ou la Conférence nationale en 1991 et non d’arrangements politiciens. Pour cet administrateur d’élections, diplômé de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, pour passer au véritable progrès au Mali, il faudrait dépasser largement le cadre politique et favoriser l’arrivée de technocrates et experts compétents aux sphères de décision. Interview.

Le Focus : Selon vous qu’est-ce qui a motivé la décision du président Ibrahim Boubacar Kéita de se rapprocher de l’opposition ?

Boubacar Salif Traoré : Tout d’abord, il y a une règle simple en matière de gestion : il ne faut jamais multiplier les fronts hostiles. En effet, au Mali, la situation était et est toujours proche du chaos. On peut citer la multiplication des crimes de droit commun, la tension sociale portée par les dizaines de grèves, la dégradation continue du cadre de vie, le chômage des jeunes, les tensions de trésorerie, le ralentissement de la mise en œuvre de l’accord pour la paix, l’exacerbation des actes terroristes, les tensions religieuses, etc. La liste n’est pas exhaustive.

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Avec toutes ces difficultés, le président ne pouvait pas se permettre une « guerre d’usure » avec l’opposition, surtout que celle-ci a trouvé quelques points de convergence avec les religieux, notamment autour du départ de l’actuel Premier ministre. En deuxième lieu, la communauté internationale, fortement engagée au Mali, n’a jamais cessé de pousser les deux camps (le gouvernement et l’opposition) à se rapprocher, la Minusma a en effet joué un rôle décisif.

Je pense également que la visite du Premier ministre français, les 22 et 23 février, a favorisé ce dialogue. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que le président Ibrahim Boubacar Kéita a l’obligation d’user de son intelligence pour éviter le pire au Mali, en favorisant ce qu’il y a de plus simple pour lui actuellement ; à savoir : le rassemblement. J’ai souvent dit que le défi du pouvoir actuel, c’est de rétablir la confiance. Je pense que le rassemblement est le premier étage de cette quête de confiance.

Le Focus : Ce processus est-il une bonne chose pour le Mali ?

B. S. T. : Ce que je retiens de cette étape, c’est ce que tous les acteurs ont dit ; à savoir que personne ne devrait être laissé sur le bord du chemin. J’espère simplement qu’il ne s’agit pas que des acteurs politiques. Beaucoup parlent de « consensus », je n’aime pas trop ce terme lorsqu’il s’agit des négociations politiques. Au Mali, nous avons testé la « démocratie consensuelle » et on ne peut pas dire que ça s’est bien passé.

Je pense que le consensus a véritablement existé deux fois dans notre Histoire, lors de l’adoption de la Charte de Kurukanfuga et lors de la Conférence nationale en 1991. Le reste, pour moi, n’a été souvent que des arrangements politiciens. La véritable question c’est de savoir quel type de société voulons-nous ? Une société du progrès (celle pour laquelle je milite) ou une société des symboles politiques. Si nous voulons passer au véritable progrès, il faut dépasser largement le cadre politique et favoriser l’arrivée de technocrates et experts compétents aux sphères de décision.

Il y a une nette impression que tout ce processus se passe entre les mêmes, sans aucune ouverture vers les autres. Le pays va très mal, ce n’est pas le fait du hasard, celles et ceux qui étaient là il y a 30 ans et qui sont toujours là, doivent avoir l’humilité de tester des solutions nouvelles. La baisse de tension dans une situation de crise globale est toujours salutaire, et peut être une bonne chose pour le pays, à condition que le rassemblement soit dénué de tout calcul politicien. Sinon ça ne tiendra pas et la crise qui pourra en naître sera destructrice. Le président et le chef de l’opposition n’ont pas droit à l’erreur. Dans quelques mois, un bilan d’étape sera établi et s’il n’est pas concluant, les conséquences peuvent être négativement graves.

Le Focus : Quel sera l’impact sur la situation économique et sociale ?

B. S. T. : L’impact est difficile à mesurer dans l’immédiat, ce processus débouchera sans doute sur la mise en place d’une nouvelle équipe gouvernementale. Tout dépendra des résultats produits par celle-ci. Il faut immédiatement répondre aux exigences du moment à commencer par la situation économique, car tout dépend des capacités financières de l’Etat. Le rétablissement de la confiance avec les partenaires extérieurs et la stabilisation de la situation interne sont des priorités pour le secteur économique.

Ensuite, il faut rapidement s’occuper du secteur de l’enseignement, en répondant urgemment aux préoccupations des enseignants et des élèves et étudiants. La question sécuritaire doit aussi rapidement faire l’objet d’actions concrètes. C’est à la lumière des solutions apportées dans ces différents secteurs que l’on pourra mesurer l’impact de ce rapprochement.

Tout dépendra des femmes et des hommes qui seront choisis pour relever ces différents défis. S’il s’agit d’anciennes personnes, ayant expérimenté des solutions peu productives par le passé, la tâche sera difficile. C’est pourquoi je plaide pour « l’ouverture » en faveur des compétences locales et de la diaspora. Les prochaines années doivent être consacrées à gérer les urgences et à mener des réformes crédibles pour doter l’Etat malien de fondations solides.

Le Focus : Quels peuvent être les dividendes directs de cette paix entre le président Ibrahim Boubacar Kéita et le chef de l’opposition Soumaïla Cissé pour le peuple ?

B. S. T. : C’est assez difficile à dire, tout est d’abord symbolique, la population peut espérer un apaisement global de la situation. La paix au Mali est le souhait le plus ardent des populations. Si cela commence par la sphère politique, c’est tant mieux. Les Maliens souffrent depuis de longues années et la tension politique à longtemps détourné les projecteurs de l’essentiel. Il est important que cette crise politique s’arrête afin que les problèmes des citoyens puissent être pris en compte et surtout traités.

La reconnaissance du président par le chef de l’opposition est déjà une grande avancée, mais je l’ai dit, il faut aller au-delà et produire des résultats certains. La situation politique peut rapidement évoluer, alors la seule garantie pour le peuple en matière de dividende, ce sont les actions pertinentes de stabilisation qui seront entreprises pendant cette période d’accalmie.

Des veilles citoyennes doivent voir le jour et être vigilantes sur la posture des politiques. Il faut à tout prix éviter le statu quo. C’est une situation inédite au Mali, car tous les acteurs politiques tentent de se parler, chacun devra proposer des solutions concrètes pour défendre l’intérêt général. Il faut espérer que le bon sens patriotique l’emporte.

Propos recueillis par

Sory I. Konaté

Le Focus du lundi 11 Mars 2019

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